Publié le 17 novembre 2017
L’hyper-connexion est-elle une fatalité ?
L’équilibre entre flexibilité et connexion pour prévenir les RPS et améliorer la performance
Pour commencer, Le digital a rendu le travail plus flexible à travers le développement de nouvelles organisations et de nouveaux modes de collaboration. Le travail peut ainsi s’effectuer en dehors des murs et des horaires de l’entreprise. Grâce à un ordinateur portable, un téléphone et une connexion Internet… Il est libéré des contraintes spatio-temporelles.
Oui mais, ce faisant, les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, ont été abolies. Ce qui favorise l’émergence de risques psycho-sociaux (RPS). Ces risques qui sont justement à la croisée de l’humain et du travail. L’individu est interrompu dans ses tâches par des sujets professionnels et personnels. Mais surtout, il est en permanence relié à son travail. Et ne peut ou ne s’autorise pas à déconnecter en dehors de ses horaires. C’est ce que l’on appelle l’hyper-connexion, mot encore absent de certains dictionnaires de la langue française. On peut néanmoins la définir par le fait d’être en permanence connecté à des outils numériques qui appellent à interagir simultanément. En permanence et de manière instantanée sur divers sujets professionnels et personnels.
Quels sont plus précisément les facteurs de risques induits par les comportements d’hyper-connexion ? Quels sont les risques psycho-sociaux qui en découlent ? Quels équilibres doit-on rechercher ? Nous apporterons des éléments de réponse en nous appuyant sur les exposés de Piérelle Boursaly, Responsable de Formation et Psychologue du Travail chez Psya. Et de Paul-Xavier Billette, Senior HR Business Partner chez Microsoft. Lors du colloque Psya : « Santé & QVT 3.0 : Enjeux et défis de la prévention d’aujourd’hui et de demain » qui s’est tenu le 14 novembre dernier.
TIC et TOC !
En une vingtaine d’années, les « devices », tels que les mobiles, ordinateurs portables, objets connectés, tablettes… sont devenus un prolongement de nous-mêmes. Ces Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) nous servent à gérer nos activités et relations et agrègent nos données professionnelles et personnelles.
Un bling ? Je vérifie tout de suite si c’est la réponse de mon boss à ma proposition de présentation. Un gong ? C’est surement Madame Unetelle qui a répondu à mon message sur LinkedIn. Un vrrr ? C’est le conjoint qui propose une sortie le soir. Un pop-up sur l’écran de l’ordinateur de bureau ? C’est un rappel de réunion. Un miaouw ? C’est un ami qui réagit sur Facebook.
Chaque sonnerie ou vibration provoque une décharge de dopamine qui rend « accro » à la réactivité à tout crin. Et entraîne une irrésistible envie de consulter ses e-mails, ses SMS, ses messages sur différentes applications. Ou de se connecter aux réseaux sociaux… Chaque « manifestation » des « devices » est potentiellement une « récompense » instantanée attendue après une publication sur les réseaux sociaux. Si le « device » n’émet aucun signal, reste cette envie compulsive de vérifier régulièrement s’il n’y a pas quelque chose de nouveau auquel il faut répondre. Ou qu’il faut « liker » ou bien d’envoyer soi-même de l’information.
Et quand le mobile n’est pas dans la poche, il manque quelque chose. La main cherche le prolongement de la pensée qui s’est comme habituée à ce concert digital perpétuel et à son injonction tacite à répondre en temps réel.
La concentration en question : partout à la fois et nulle part en particulier
Le développement de l’utilisation du digital à des fins professionnelles et privées engendre en moyenne une interruption dans le travail toutes les 6 minutes.
Un nombre d’interruptions qui réduit la capacité de concentration sur écran. Ainsi, en 2004, la durée moyenne d’attention lors du travail sur écran était estimée à 3 minutes. Elle passe en 2012 à 1 minute 15. Chez les moins de 30 ans, elle est de 45 secondes ! Il est clair que dans ces conditions, on peut se demander comment être productif !
Le travail omniprésent : du présentéisme digital ?
Par ailleurs, en libérant l’espace-temps du travail, le digital a progressivement rendu le travail omniprésent.
Très souvent, le même appareil est utilisé à des fins personnelles et professionnelles : 75% des cadres utilisent les outils numériques professionnels sur leur temps personnel. Difficile dans ce cas de déconnecter du travail quand on est dans un contexte privé. Et parfois inversement. Ainsi, 50% des cadres ne s’autorisent pas à déconnecter le soir. Et 27% travaillent pendant leurs vacances.
Pourquoi ? D’une part, il y a la pression des objectifs, la charge de travail accrue et les cultures d’entreprises valorisant l’hyper-disponibilité souvent sous un prétexte d’agilité ou de performance. D’autre part, il y a chez certains individus un haut degré de conscience professionnelle. Un idéal de travail élevé qui nourrissent un surinvestissement du travail. La rencontre des deux est un terrain idéal pour l’hyper-connexion renforcée par la croyance selon laquelle être présent et réagir à tout, c’est être forcément efficace et performant. Du présentéisme digital ?
Dans un contexte de mise en place du droit à la déconnexion, les chiffres cités plus haut montrent que les comportements d’hyper-connexion développés ces vingt dernières années ne sont pas si faciles que ça à faire changer. Notamment parce qu’ils concernent à la fois des activités et réseaux privés et professionnels sur les mêmes outils. A ce titre, on questionne aussi la co-responsabilité de l’individu et de l’entreprise. Puisque que les RPS se situent à l’interface de l’homme et de son travail.
Par ailleurs, on peut aussi s’interroger sur les comportements d’hyper-connexion des générations Y (les Millennials) et Z. Qui ont toujours connu Internet et qui revendiquent en même temps de la flexibilité et un équilibre des temps. Les jeunes générations « digital native » sont-elles moins sujettes que leurs aînés à des RPS engendrés par une « hyper-connexion » ? Laquelle serait chez eux une « normalité » et non une adaptation ? Leur est-il possible d’être globalement moins connectés ? Quelle est l’influence de leur hyper-connexion sur les autres populations ? L’entreprise doit-elle, peut-elle avoir une approche générationnelle de l’hyper-connexion ?
Ce qui est sûr, c’est que l’hyper-connexion mérite d’être investie par les organisations parce qu’elle engendre des dommages et une moindre performance. Voyons comment.
Des risques psycho-sociaux générateurs de moindre performance
Tout d’abord, l’hyper-connexion se traduit par plusieurs facteurs de risques chez les individus :
- La densification du flux d’information et de communication, avec rappelons-le, une multiplication par 10 pendant la dernière décennie de la masse d’information à traiter au niveau professionnel… ;
- L’intensification du travail avec le fait de devoir traiter plus vite des tâches et de répondre à des requêtes en continu ;
- La fragmentation des tâches, du fait des coupures incessantes ;
- La surcharge informationnelle et cognitive qui augmente la charge mentale et oblige l’individu à reconsidérer à chaque fois les priorités ou l’importance des tâches. Et à réorganiser son travail en permanence ;
- La perturbation de la temporalité professionnelle. Puisque les sphères privées et professionnelles sont perméables ;
- L’extension de la disponibilité et la perturbation de la vie privée ;
- La dégradation des relations de travail liée au mésusage du courrier électronique. Ce peut être par exemple l’envoi d’emails le soir ou le week-end auxquels les destinataires se sentent ensuite obligés de réagir. Ce peut-être des messages envoyés « à la terre » exacerbant les susceptibilités ou la déresponsabilisation. Ce peut-être aussi l’absence de priorisation.
Puis, ces facteurs de risques entraînent des risques psycho-sociaux ou des troubles potentiels tels que :
- Le stress aigu et chronique. Rappelons que le stress est un déséquilibre entre les ressources dont une personne dispose et la situation qu’elle doit affronter avec ces ressources. Moins elle récupère, moins elle déconnecte. Et moins elle dispose de ressources pour affronter une charge de travail et d’informations qui tend à augmenter.
- L’épuisement professionnel ou burn-out, résultant d’un cocktail explosif : augmentation de la charge mentale résultant de la multiplication des tâches et informations, fatigue due à l’envahissement de la sphère privée, adaptation constante qui fait perdre le sens du travail, etc.
- Les violences verbales ou physiques, du fait par exemple de la fatigue, d’erreurs, d’oublis ou de l’absentéisme. Qui perturbent l’organisation du travail et alourdissent certaines charges.
- Les addictions pour avoir l’impression de « rester dans la course » : café, cigarettes, médicaments, alcool, drogue… et pallier une baisse de la concentration et de l’attention.
Tous ces troubles ont un coût humain et économique important. La santé mentale et physique de l’individu est évidemment concernée. Mais cela affecte directement l’entreprise : erreurs, retards, oublis, conflits, absentéisme, incidents, baisse de performance… Mais aussi la Société qui prend en charge les malades.
D’où l’intérêt de se pencher sur la recherche de solutions. Et le partage de bonnes pratiques.
L’équilibre entre souplesse et connexion : un nouveau contrat social ?
Après vingt ans de découverte du potentiel (non encore épuisé) du digital, après vingt ans d’usages pas toujours pertinents, peut-être est-il temps d’adopter des comportements plus responsables pour préserver le Capital Humain ? Qui reste la ressource la plus importante de l’entreprise.
En la matière, l’expérience de Microsoft est intéressante. Le groupe pionnier dans le domaine des TIC a adopté un cadre pour conjuguer un bon usage du digital et la flexibilité, facteur d’attractivité et de fidélisation de ses talents.
En effet, le groupe a mis en place la flexibilité accessible à tous, c’est-à-dire la possibilité pour chacun d’organiser son temps et son lieu de travail. En fonction de ses contraintes et de son rythme individuel, en accord avec le management et le rythme de l’organisation.
Plusieurs principes encadrent cette flexibilité et engagent chaque collaborateur vis-à-vis de l’entreprise.
- La mise en place de la flexibilité repose sur une culture fondée sur la confiance et la formation au management à distance.
- La flexibilité est ouverte à tous. La présence sur site reste un point d’ancrage.
- Chaque collaborateur doit être responsable en veillant à ne pas pénaliser la disponibilité client, le fonctionnement collectif et le rythme du business.
- Le collaborateur doit être joignable grâce aux outils de communication adaptés. Et disponible pendant ses plages de travail indiquées dans son agenda Outlook à jour.
- La mise en oeuvre de la flexibilité doit faire l’objet d’une discussion préalable entre le manager et le collaborateur. Puis être régulièrement abordée pour en vérifier l’efficacité.
- Les réunions ont lieu entre 9h30 et 18h00. Elles doivent avoir un ordre du jour et donnent lieu à un compte rendu concis et à un plan d’action. L’usage du PC est limité à la prise de notes et le mobile est en mode réunion.
- Les réunions à distance sont organisées avec les technologies MS les plus adaptées à l’efficacité et au confort de l’échange. Le participant à distance s’organise pour être dans un lieu calme, garantissant la confidentialité et la sécurité. L’organisateur définit dans l’invitation Outlook si la présence est obligatoire et les réunions sont animées dans un but d’efficacité.
- La déconnexion hors plages de travail est recommandée.
Voilà donc de bonnes pratiques qui permettent de réguler l’utilisation du digital et ce faisant, de prévenir certains risques psycho-sociaux. L’hyper-connexion professionnelle n’est donc pas une fatalité ! Ce qui est particulièrement intéressant dans cette démarche, c’est le fait de donner un cadre qui autorise clairement à la déconnexion. Cela peut-il ouvrir la voie à une réflexion plus large sur les comportements digitaux à usage privé ?
Au-delà de l’intérêt de cette expérience pour les entreprises qui doivent mettre en place le droit à la déconnexion, on peut aussi se demander si ces pratiques ne préfigurent pas tout simplement un nouveau type de contrat social entre les salariés et les entreprises. Mais cela est un autre sujet.
Crédits photos : Working on Laptop and Mobile Devices. Photo by William Iven. CC0 / Public Domain
Christelle Thouvenin
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