Publié le 13 mai 2019
« Ce qui attire le plus les candidats : les valeurs de l’entreprise, son implication concrète dans la RSE… »
Comment la Responsabilité Sociale et Environnementale (RSE) ainsi que le Développement Durable (DD) ont-ils fait évoluer les entreprises agroalimentaires ces 25 dernières années ? Engagements, mission d’entreprise, process, organisation, innovation, métiers, compétences, sens, recrutement et attractivité des talents … A l’invitation de Françoise Percevault, Consultante Associée chez ManagerIA, Anne Génin, Clémence Blanc et Claire Sturer débattent de ces questions.
Forte de 20 années d’expérience dans le marketing au sein de grands groupes agroalimentaires, Claire Sturer, témoigne de l’impact de la RSE qui redessine les contours des marques et des entreprises agroalimentaires.
Après une carrière au sein de grands groupes agroalimentaires, Anne Génin et Clémence Blanc ont fondé l’agence BeeBuzz de conseil stratégique et méthodologique pour construire des marques durables. Elles sont aussi les auteures du livre RESPECT ! qui réunit les témoignages de 10 chefs d’entreprise passionnés, inspirants et visionnaires.
CT : Comment la prise en compte du DD et de la RSE a-t-elle évolué en 25 ans au sein des entreprises agroalimentaires, dans un monde de plus en plus digitalisé ?
Anne Génin : Pour ma part, j’ai débuté ma carrière chez Danone. A l’époque, on ne parlait pas de RSE, mais le double projet économique et social d’Antoine Riboud faisait partie de l’ADN du groupe. On faisait un peu de la RSE dans le savoir en considérant les enjeux en termes de nutrition et d’environnement. Mais c’est vrai que cette façon de voir les choses n’était pas forcément partagée par toutes les entreprises du secteur, il y a 20 – 30 ans.
« Les entreprises agroalimentaires ont revisité leur positionnement autour de la RSE en prenant en considération tout leur écosystème. »
Clémence Blanc : Maintenant, les choses sont bien différentes. Les postes de Directeur de la RSE ou Directeur du Développement Durable sont des postes stratégiques au sein de beaucoup d’entreprises. Cela est aussi le résultat de la démocratisation et de l’accessibilité de l’information et de la donnée. Aujourd’hui, on peut avoir des données nutritionnelles, savoir qui fabrique quoi, comment, dans quelles conditions… Le consommateur peut choisir ou non de consommer votre produit. L’impact pour l’entreprise peut être très fort en termes d’image auprès des consommateurs, et également des collaborateurs. En positif ou en négatif ! Surtout avec les réseaux sociaux.
Anne Génin : Et particulièrement dans l’agroalimentaire où il y a eu de nombreux scandales ! Certaines entreprises agroalimentaires ont revisité leur positionnement autour de la RSE en prenant en considération tout leur écosystème. Aujourd’hui, on n’est plus dans l’opposition entre l’économique et le sociétal, mais dans une synergie indissociable qui rend la démarche vertueuse. Cela a permis à de nombreuses initiatives de voir le jour. Nous en avons mis certaines en lumière dans notre livre RESPECT !
« …rendre sa marque durable est un vrai challenge … surtout dans un contexte où le court terme est prioritaire… »
Clémence Blanc : Et pour autant, rendre sa marque durable est un vrai challenge pour les entreprises, notamment quand elles doivent transformer leur modèle, surtout dans un contexte où le court terme est prioritaire. Malgré tout, rendre sa marque durable est une opportunité !
Claire Sturer : La prise en compte de la RSE au sein des entreprises a beaucoup évolué en 20 ans. Au départ, elle été encouragée par les préoccupations environnementales et limitée à la réduction de consommation d’énergie et de déchets des usines, ce que l’on retrouvait dans les rapports financiers officiels. Puis les crises alimentaires et la défiance des consommateurs en termes de recherche de transparence et de naturalité, dans un monde où l’information circule vite via le digital, ont poussé les entreprises à se pencher davantage sur les produits, les listes d’ingrédients et les emballages.
«… la RSE : un moyen stratégique de se différencier …»
Clémence Blanc : Effectivement, c’est ce que dit Emmanuel Faber, le PDG de Danone : « En choisissant son produit, on choisit le monde dans lequel on vit ». Cela passe, par exemple, par l’amélioration des performances en usine, par un emballage plus responsable, par une liste des ingrédients courte… C’est une vraie opportunité de différenciation !
Claire Sturer : C’est même un moyen stratégique de se différencier dans un contexte de ralentissement des marchés. Et désormais, la communication Corporate n’est plus distanciée des marques comme c’était le cas par le passé. Au contraire, ce sont les marques qui incarnent les projets RSE, apportent les preuves concrètes et crédibles de l’engagement de l’entreprise.
CT : Comment les consommateurs perçoivent-ils l’engagement des entreprises dans la RSE ?
« … les consommateurs réagissent aux engagements concrets et à une certaine humilité… »
Anne Génin : Les marques font partie de la vie des gens et les consommateurs réagissent positivement aux engagements dès lors qu’ils sont concrets et traités avec humilité. Dans ce sens, les marques peuvent aussi aider les consommateurs à mieux consommer.
Clémence Blanc : Les consommateurs ont aussi besoin que les produits soient réhumanisés, incarnés. C’est ce qui explique le succès de C’est qui le patron ? avec Nicolas Chabanne qui met en avant les producteurs, ainsi que les consommateurs qu’il a associés à la définition du cahier des charges des produits.
CT : Quel est l’objectif du livre RESPECT ! ?
Clémence Blanc : Il s’agissait de réunir des initiatives d’entreprises qui ont eu un impact sur la société.
« Ce que l’on a voulu faire, c’est montrer qu’il est possible de s’engager quelle que soit la taille de l’entreprise… »
Anne Génin : Ce que l’on a voulu faire, c’est montrer qu’il est possible de s’engager quelle que soit la taille de l’entreprise, qu’elle soit très petite ou très grosse. Alors, effectivement, il est certainement plus simple de s’engager dès la création de l’entreprise que de transformer une organisation existante parce que cela implique une vraie conduite du changement à tous les niveaux. C’est le cas du groupe Seb, par exemple, qui a été attaqué par des concurrents ultra agressifs sur les prix avec une forte obsolescence programmée. L’entreprise s’est finalement différenciée par une production locale, la réparabilité, la durabilité… Cela a nécessité de réunir une grande diversité de métiers et de travailler dans la transversalité. Et pour les entreprises qui doivent se transformer, le nerf de la guerre, c’est la transversalité !
Françoise Percevault : Cela nécessite une réorganisation opérationnelle… Il faut souvent aller chercher les ressources à l’extérieur…
CT : En quoi la RSE a-t-elle fait évoluer l’organisation des entreprises et les métiers ?
« Le métier de Marketeur a beaucoup évolué. »
Anne Génin : Le métier de Marketeur a beaucoup évolué. Son savoir-faire, c’est maintenant davantage d’identifier les enjeux pertinents et les expertises et de faire de la conduite de projet en faisant travailler ensemble des profils très différents.
« … cela nécessite beaucoup de coordination et de transversalité… il a davantage d’information et de complexité … »
Claire Sturer : Quand il y a un vrai engagement de l’entreprise et de ses dirigeants dans la RSE, cela facilite l’aboutissement des projets car tout le monde travaille dans la même direction. Mais ces projets nécessitent beaucoup de coordination et de transversalité avec les autres fonctions et cela fait évoluer les compétences. Par exemple, sur un projet BIO, le chef de produit doit faire face à davantage d’information et de complexité (règles pour être certifié par Ecocert, process et timings de mise en place, gestion du mix produit versus les surcoûts…). De la formation est nécessaire aussi parfois pour bien comprendre les listes d’ingrédients, les composants des emballages…
«… c’est aussi une question d’ouverture d’esprit et de curiosité … »
Anne Génin : En même temps, c’est aussi une question d’ouverture d’esprit et de curiosité.
Françoise Percevault : Oui, les deux sont indissociables, une formation sans l’état d’esprit adéquat n’apporte rien… Tout cela remet donc en avant l’importance des valeurs d’entreprise.
CT : Comment la RSE a-t-elle fait évoluer le management en entreprise ?
« Les projets RSE sont porteurs, fédérateurs et suscitent un enthousiasme naturel. »
Claire Sturer : Quand l’entreprise est très impliquée en termes de RSE, c’est un vrai plus pour les managers d’équipes. Les projets sont porteurs, fédérateurs et suscitent un enthousiasme naturel car cela apporte aussi du sens au travail des équipes, et notamment des plus jeunes, très sensibilisés à ces questions. Et même si les projets sont plus complexes, l’organisation entière est prêt à se retrousser les manches pour leur faire voir le jour.
« … les projets RSE sont en général plus complexes et se construisent dans le temps, avec une vision de long terme. »
Anne Génin : Mais le vrai enjeu, c’est le temps, car les projets RSE sont en général plus complexes et se construisent dans le temps, avec une vision de long terme.
Claire Sturer : Or, les entreprises doivent aussi délivrer des résultats à court terme et les projets RSE ne sont pas toujours les rémunérateurs ni les plus accessibles. Il y a du coup un enjeu à bien prioriser ces projets dans l’organisation.
« Les sujets sont devenus collectifs avec un mode de fonctionnement plus collaboratif. »
Anne Génin : Un autre impact de la RSE sur le management concerne le partage des sujets et de l’information. Aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir des sujets réservés en entreprise. Les sujets sont devenus collectifs avec un mode de fonctionnement plus collaboratif. De manière générale, c’est par des sujets collectifs que les entreprises doivent se saisir de la RSE…
CT : Comment la RSE stimule-t-elle la démarche d’innovation au sein des entreprises ?
Clémence Blanc : Pendant longtemps, l’innovation a été l’affaire de la R&D et du Marketing. Aujourd’hui, l’innovation vient de toute part : d’opérateurs sur ligne, par exemple (comme la mache amovible des poêles Tefal).
« … il est clair que la RSE … stimule l’innovation et la créativité via une approche transversale qui doit répondre à plusieurs enjeux et satisfaire la quête des consommateurs. »
Claire Sturer : Désormais, il est clair que la RSE, en faisant sortir les marques et les entreprises d’une logique uniquement économique, stimule l’innovation et la créativité via une approche transversale qui doit répondre à plusieurs enjeux et satisfaire la quête des consommateurs. Je pense par exemple à l’innovation packaging, à la mise en place du Nutriscore, ou encore à la création d’un produit BIO au sein d’une marque.
CT : Dans quelle mesure la RSE est-elle un facteur d’attractivité des talents au sein des entreprises ?
« … il y a un vrai facteur d’attractivité des entreprises lié aux valeurs incarnées par les produits ! »
Claire Sturer : C’est vrai que lorsqu’on recrute, ce qui attire le plus les candidats, ce sont les valeurs de l’entreprise et ses actions concrètes en matière de RSE. Les jeunes talents veulent donner du sens à leur travail et avoir un impact positif de leurs actions sur leur environnement. Et cela permet aussi de fidéliser les collaborateurs déjà en poste.
Clémence Blanc : De même cela questionne la fierté de consommer les produits que l’on contribue à produire.
Françoise Percevault : Tout à fait, il y a même un vrai facteur d’attractivité des entreprises lié aux valeurs incarnées par les produits !
Clémence Blanc : On est véritablement – à travers les valeurs d’entreprises portées par le produit – dans une quête de sens. Cela rejoint la mission d’entreprise au-delà du fait de « vendre », ainsi que son impact sur la société et l’environnement.
Or, souvent, au lieu de travailler sur la mission de l’entreprise – ce qui fait sens et qui est vraiment fédérateur – on va mettre un babyfoot pour que les salariés soient heureux. Mais évidemment, on se trompe de sujet… Pour communiquer sur la RSE, il est préférable de le faire de manière concrète. C’est à dire identifier sur quoi l’on peut agir, en lien très direct avec le cœur de métier de la marque, afin d’être crédible.
Anne Génin : Cela rejoint le Manifeste étudiant pour un réveil écologique qui a réuni plus de 30 000 signatures d’étudiants qui se sont engagés à ne pas travailler pour certaines entreprises…
CT : Quelles sont les compétences indispensables pour travailler dans la RSE ?
«… il faut des profils de haut niveau d’abord, et puis l’engagement… »
Anne Génin : Il faut des profils de haut niveau d’abord, et puis surtout de la passion pour faire avancer des chantiers ambitieux et complexes.
«… il faut un certain degré de séniorité …»
Clémence Blanc : Et souvent aussi, il faut un certain degré de séniorité pour pouvoir aller dans les Comités de Direction, discuter et négocier avec toutes les parties prenantes, être capable d’être challengé par les ONG, savoir anticiper, sentir les tendances, savoir ce qui va marcher.
Anne Génin : D’ailleurs, les patrons que nous avons rencontrés ont ceci en commun qu’ils sont tous très à l’écoute des signaux faibles et très intéressés par les évolutions sociétales.
Clémence Blanc : Par exemple, Sojasun est née d’une remarque d’un consommateur qui visitait la laiterie des fondateurs dans les années 70. Le visiteur a dit au dirigeant que de plus en plus de personnes étaient allergiques au lait de vache et qu’il existait en Asie du lait de soja qui pouvait être un palliatif. Le fondateur s’est rendu en Asie pour constater lui-même l’existence de ce produit et c’est de là qu’est partie l’aventure Sojasun. Les patrons que nous avons interrogés ont tous pour objectif d’être performants économiquement parce que cela leur permet d’avoir un impact encore plus important au niveau sociétal. C’est le cas par exemple de Léa Nature qui s’est positionnée sur le maintien de la biodiversité.
« … le sens de l’écoute, un goût pour la transversalité, de l’enthousiasme, de la curiosité, du courage et une vision de long terme… »
Claire Sturer : La RSE n’est plus limitée à un seul chef de projet RSE transversal dans l’entreprise. Aujourd’hui, c’est une responsabilité partagée avec chaque acteur de l’entreprise. Au marketing, il est important que chaque chef de produits définisse la raison d’être “sociétale” de sa marque. Cela doit se faire de manière cohérente et crédible vis-à-vis de son positionnement et de sa réalité produit. Il s’agit de répondre aux attentes des consommateurs et surtout de rendre la marque durable et pérenne !
Anne Gérin : Intégrer vraiment la RSE dans chaque métier et notamment dans la marque nécessite – en plus des compétences et de l’expertise métier – d’avoir le sens de l’écoute, un goût pour la transversalité, de l’enthousiasme, de la curiosité, du courage et une vision long terme !
Propos recueillis par Christelle Thouvenin